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Irène était rentrée chez elle en canot à moteur. Dès qu’elle eut mis le pied sur le bord de la fenêtre de l’entresol, qui servait de porte d’entrée à l’immeuble, elle oublia toute son aventure. À la troisième marche de l’escalier au-dessus de l’eau clapotante, elle ne se souvenait même plus du véhicule qui l’avait ramenée. Mais alors que dans l’Arche elle ignorait ce qui se passait dans le monde, depuis qu’elle en était sortie elle en savait autant que n’importe quel Parisien sur les épreuves que l’humanité venait de traverser. C’était là le travail des mystérieux appareils de M. Gé. Celui-ci avait renvoyé chez eux tous ses pensionnaires. Le Té était en partie inondé, mais l’Arche, à l’abri des fléaux, n’avait subi aucun dégât.

La joie de Mme Collignot, au retour de sa fille, fut quelque chose qui dépassa l’ordre de grandeur habituel des émotions humaines, pour atteindre au plan cosmique. Elle fut vraiment soulevée, transportée par une lave intérieure qui la transforma en quelques minutes, comme le printemps transformerait la nature hivernale s’il pouvait être instantané. Non seulement elle ne voulut plus se souvenir des épreuves passées, mais elle riait de celles qu’il fallait encore supporter. Elle était devenue guillerette, légère comme un ballon. Elle traversait l’appartement en courant sur la pointe des pieds. Elle chantait. De retour du marché, toute trempée, elle s’ébrouait comme un jeune chien qui batifole après son premier bain. Parfois, en tournant une sauce, devant son fourneau, elle se mettait à rire si fort qu’elle était obligée de retirer sa casserole de la plaque chauffante et de s’asseoir. Ses deux filles étaient revenues, ses deux filles étaient là, il y avait vraiment de quoi se réjouir, de quoi éclater de joie et d’amour. Elle en aurait volontiers fait encore deux ou trois sur-le-champ, pour pouvoir aimer et se réjouir encore davantage. Elle ne se sentait plus vieille du tout, elle était jeune de la jeunesse d’Irène et de celle d’Aline, elle aurait voulu avoir un nourrisson à bercer, dorloter, laver, poudrer, bichonner, embrasser, un nourrisson souriant, rageur, affamé, accroché des deux mains à son vaste sein. Mais elle savait bien que cela ne lui était plus possible, et d’ailleurs M. Collignot venait de partir pour Moontown. Elle espérait qu’Irène se marierait bientôt, et qu’elle lui donnerait beaucoup de petits-enfants. Et puis ce serait le tour d’Aline. Elle aurait des petits-enfants à soigner, comme ça, jusqu’à sa mort.

Lorsqu’elle avait demandé à Irène d’où elle venait, ce qu’elle avait fait, si elle avait beaucoup souffert, si elle avait eu très peur, Irène s’était étonnée de ne rien trouver à lui répondre. Elle avait ouvert la bouche pour dire : « Je viens de… », mais elle s’était aperçue, avec une stupeur un peu effrayée, qu’elle n’avait rien à dire. Et pourtant, elle n’avait pas précisément un trou dans la mémoire. Tout ce qui s’était passé pendant son absence, elle le savait. Il y avait les scènes qu’elle croyait avoir vues elle-même, et celles dont elle avait l’impression qu’on les lui avait racontées, et ce qu’elle avait lu dans les journaux, entendu à la radio. Tout cela formait un film parfaitement cohérent, mais le personnage principal, elle-même, n’y figurait pas.

Sa mère n’insista pas. « Ma pauvre chérie, dit-elle, tu fais de l’amnésie. Ça n’a rien d’étonnant, après tout ce qu’on a passé. Il y en a qui sont devenus fous… » Peut-être n’était-elle pas tout à fait convaincue, mais vraiment, qu’Irène ne voulût pas lui dire d’où elle revenait, quelle importance cela pouvait-il avoir, puisqu’elle était revenue ?

Irène trouva l’explication satisfaisante et fut la seule à y croire vraiment. Elle était en trop parfait état, elle jurait trop par son teint vermeil parmi les visages verdâtres des Parisiens, pour ne pas susciter des questions. Et quand elle répondait « amnésie », les gens attendaient qu’elle eût tourné le dos pour cligner de l’œil.

Aline était persuadée que sa sœur avait vécu quelque merveilleuse aventure dont elle voulait garder le secret. Bien entendu, avec un homme. Riche, puissant et beau. Elle se promettait d’interroger Irène. Peut-être entre sœurs, entre femmes… Mais Irène ne semblait pas la considérer comme une vraie femme, elle la traitait encore en gamine.

Paul commençait à oublier son chagrin. Il rendait des services à Mme Collignot, courait dans Paris, rafistolait les appareils électriques ménagers que l’humidité détraquait, épluchait les légumes.

Mme Malosse était miraculeusement revenue d’Auvergne. Elle avait retrouvé toute sa vaisselle submergée, mais intacte.

La Seine, lentement, regagnait son lit. Une bonne moitié des Parisiens étaient morts, mais Paris vivait, l’Europe vivait, le Monde vivait.

À Moontown, le Congrès pour la Paix Universelle occupait dix étages de la ville métallique. Les travaux avaient commencé. On pensait qu’il ne faudrait pas plus d’une dizaine d’années pour nommer les différentes commissions et sous-commissions, définir leurs attributions et fixer le programme de leurs travaux. M. Collignot, prêté par l’Unesco, avait été nommé directeur général du bureau des interprètes des langues occidentales. Chaque nation participante lui versait une indemnité. Il touchait en plus une indemnité de résidence, une indemnité pour charges de famille, une indemnité de séparation, une indemnité d’expatriation, une indemnité de séjour, une indemnité africaine, une indemnité tropicale, une indemnité d’habillement, une indemnité de doubles-vivres, une indemnité de douches et tabac, une indemnité d’âge, une indemnité de plumes et papiers, une indemnité de machine à écrire, une indemnité de chaussures et une indemnité de désinsectisation.

Il continuait, d’autre part, à toucher ses appointements de l’Unesco, et le tout faisait une assez jolie somme. Si bien que M. Collignot, le plus honnête homme qu’on pût imaginer, en venait tout doucement à souhaiter que la Paix Universelle ne fût pas trop rapide à s’établir…

Il avait pu parler à Irène au télécran, et de la voir si tranquille lui avait réchauffé le cœur. Il se disait qu’il était vraiment favorisé d’avoir une si brillante situation et une famille intacte après ces événements. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour justifier cet argent qu’on lui donnait, cette chance qui avait protégé les siens. Il travaillait douze heures par jour, mais les heures supplémentaires lui étaient comptées et payées triple. Alors il emportait du travail dans sa chambre, il traduisait en dormant les conversations, les affiches, les cris, les chants des oiseaux, le vent, le jour et la nuit, le monde entier.

Le diable l’emporte
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